"Le capitalisme c’est quoi, l’exploitation de l’homme par l'homme ?
Et le socialisme, l’inverse."
Zoé Valdés, La douleur du dollar (Titre original : Te di la vida entera), Actes Sud, 1996
CUBA ... quatre petites lettres pourtant évocatrices d'un long cortège d'images plus ou moins fantasmées : les façades colorées de la Havane, les voitures américaines, la musique, la salsa, les cigares et bien sûr la révolution et ses "héros"...
Nous étions très curieux de découvrir ce pays, conscients qu'il devait exister un fossé entre l'imaginaire collectif et la réalité individuelle, mais sans savoir à quoi nous attendre...
Après avoir traversé la centaine de milles qui séparent la Jamaïque de Cuba par une nuit si venteuse qu'elle eut raison de (feu) notre anémomètre (rafales à 35 noeuds estimées selon mon pifomètre), nous sommes arrivés au petit matin du 17 décembre 2019 devant l'entrée de la baie de Santiago, gardée par une imposante forteresse.
Bien que la baie soit immense, il n'y a qu'un seul endroit où les voiliers ont le droit de mouiller : juste devant la marina et le bureau de la Guarda Frontera pour qu'on puisse contrôler nos déplacements et vérifier que nous n'embarquions pas un clandestin à bord.
A la marina, nous avons retrouvé nos amis autrichiens du voilier Mikado, arrivés à Cuba quelques semaines auparavant et grâce à qui nous avons été briefés pour nos premières démarches. Nous avons partagé avec eux notre premier repas cubain, parfaitement local puisque nous avons dîné au restaurant-chez l'habitant. Je m’explique : Après l'effondrement de l'union soviétique, Cuba a traversé ce que ses dirigeants appellent de manière très pudique "la période spéciale" (une crise quasi humanitaire). Alors, en 1993 le gouvernement castriste a autorisé l'émergence de petites entreprises individuelles ce qui a incité de nombreux Cubains à abandonner leurs métiers qualifiés (professeurs, avocats, médecins,...) pour se tourner vers des métiers du tourisme beaucoup plus rémunérateurs (restauration, chauffeur de taxis, guides,...), transformant parfois une partie de leur habitation soit en chambre d'hôte soit en salle de restaurant.
Le lendemain au lever du jour, nous embarquions sur un bac parmi les travailleurs matinaux pour aller visiter Santiago de Cuba.
Nos premiers pas dans cette grande ville (la deuxième de l'île) nous ont conduit au bord d'une large avenue le long de laquelle défilaient des calèches en bois tirées par des chevaux, des bicyclettes fatiguées, de vieux side-cars, quelques Chevrolet ou Cadillac des années 50, quelques Lada de l'ex-URSS... comme si le temps s'était figé en 1959…
Lorsque nous avons gagné le centre ville, la plupart des commerces qui n'ouvrent qu'à 9 h30 étaient encore fermés. Pourtant, un peu partout des attroupements commençaient déjà à se former... Nous allions comprendre assez vite qu'à Cuba on fait la queue partout : pour retirer de l'argent, pour acheter du pain, pour rentrer dans la banque, pour faire ses courses, pour acheter des cartes internet, et pour bien d'autres choses encore dont nous n'avons pas toujours saisi le sens.
Passés nos premiers étonnements, nous avons arpenté de long en large les nombreuses ruelles tout en pente du centre historique, à la fois séduits par le charme des jolies façades, vestiges d'un âge d'or de l'architecture coloniale espagnole, et à la fois affligés de l'état de délabrement de la plupart des maisons.
Nous avons également fait nos premiers achats et appris à jongler entre les deux devises qui ont cours à Cuba : le CUC et le CUP ou monnaie nationale. Le CUC (1 CUC = 1 $) est plus ou moins réservé pour les touristes ou pour certains produits de consommation que seuls les plus riches peuvent s'offrir. Le CUP ou monnaie nationale (1 CUC = 24 monnaies nationales) est utilisé par les Cubains pour leurs dépenses de tous les jours. Si le coût de la vie à Cuba est très faible, quand vous êtes touriste il faudra vous attendre à souvent payer 10 à 20 fois plus cher les transports, bars, musées, ... que les prix locaux.
Deux jours n'auront pas été de trop pour prendre le poul de cette ville bruissante et métissée.
Nous aurions volontiers consacré quelques jours supplémentaires à explorer les environs de Santiago de Cuba et les contreforts de la Sierra Maestra (la plus haute chaîne montagneuse de Cuba) mais nous avions des amis à retrouver 15 jours plus tard et encore plus de 600 km à parcourir jusqu'à notre prochain point de chute, Cienfuegos.
La sierra Maestra, vue depuis la mer
Nous avons donc repris notre route, en faisant escale à Manzanillo le jour de Noël. Manzanillo est une petite ville rurale dont l'authenticité (comprenez pas de touristes) nous a beaucoup plu. Cependant là aussi l'attrait de cette bourgade réside dans le charme ambigu de ses vieilles façades dont on devine qu'elles ont été très belles autrefois mais qui aujourd'hui n'en finissent plus de tomber en lambeaux, faute de finances pour les restaurer. (C'est ce que nomment les guides touristiques de manière politiquement correcte le « charme suranné » de Cuba...)
Nous avons passé les six jours suivants seuls au monde, au milieu des Cayos du Golfe de Batabano puis des Jardins de la Reine, où nous ne nous serons pas attardés car nous n'étions pas sûrs d'avoir l'autorisation d'y rester (à Cuba, nous avons également appris très vite qu'une information n'était valable que jusqu'à ce qu'elle soit contredite).
L'eau cristalline de Cayo Anclitas
Le 31 décembre, nous arrivions à Cienfuegos. Nous y avons retrouvé Georges de Mikado avec qui nous avons célébré le réveillon.
Surnommée la Perle du Sud, Cienfuegos est traversée du Nord au Sud par une longue avenue qui relie la marina au centre ville, longeant la baie puis de belles arcades qui abritent de nombreux restaurants et commerces particuliers. Depuis que les Cubains ont accès à l'entreprise individuelle, beaucoup d'entre eux ont transformé leur entrée ou leur salon en local commercial aux allures de vide-grenier... Certains vendent des vêtements, des téléphones, de la quincaillerie, des jouets, ... parfois un peu de tout ça à la fois. D'autres louent même leur salon comme garage à vélos et scooters !
C'est dans les rues toujours très animées du centre historique que l'on trouve les magasins d'Etat. Ils sont répartis en deux catégories : ceux réservés aux Cubains qui y achètent à des prix dérisoires (en monnaie nationale) grâce aux carnets de rationnement des denrées de base (revendues parfois au marché noir pour gagner quelques sous),
et ceux souvent bien mieux achalandés mais réservés aux plus riches car les prix pratiqués sont exorbitants (2 CUC le litre d'huile, 5 CUC le litre de jus de fruit, 7 CUC le paquet de café ... pour un salaire mensuel moyen de 30 CUC, non je n'ai pas fait de faute de frappe, c'est bien 30 trente CUC qu'il fallait lire!).
A Cienfuegos comme partout ailleurs, la révolution s'affiche à tous les coins de rue, sur les affiches qui remplacent nos panneaux publicitaires, les slogans peints à même les murs, les statues dans les parcs, les photos des Castro ou du Che encadrées dans les administrations, etc...
Les rues colorées de Cienfuegos
Le centre historique de Cienfuegos
Nous avons laissé notre bateau quelques jours à la marina de Cienfuegos et sommes montés en bus à La Havane pour accueillir notre amie Hélène.
Ensembles, nous sommes allés passer trois jours à Vinalés dans la province de Pinar del Rio où l'on cultive le tabac au pied des mogotes (d'anciens reliefs karstiques érodés).
Cette destination est devenue en quelques années extrêmement touristique comme en témoigne la profusion de casa particulares qui ont envahi le centre ville et ses abords.
Les casa particulares sont ces chambres d'hôtes que les Cubains ont l'autorisation d'exploiter depuis "l'assouplissement" de la politique économique du gouvernement. Elles permettent à une partie de la population d'avoir une source de revenus colossale (en CUC) par rapport au salaire moyen cubain (en monnaie nationale), tout en creusant le fossé entre ceux qui se maintiennent à flot tant bien que mal grâce aux revenus du tourisme et ceux qui coulent car ils n'ont pas accès à cette manne et sont obligés de multiplier les emplois et de développer débrouille et système D pour survivre.
Malgré l'affluence touristique, la ribambelle de restaurants et de casa particulares, Vinalés a gardé un charme et un cachet indéniables grâce à la beauté de la nature qui l'environne.
A pied, à cheval ou à vélo nous avons découvert une succession de paysages magnifiques à couper le souffle.
Puis nous sommes retournés à la Havane pour accueillir notre deuxième ami Jean-Roc.
Entre visites culturelles et tournée des bars pour fêter mon anniversaire le 8 janvier, nous avons fait la connaissance d'une ville animée, surprenante, aux multiples visages, certains plus meurtris que d'autres....
La Havane vue depuis la Fortaleza de San Carlos
Le Capitole
Castillo de la Real Fuerza, Habana Vieja
Plaza de la Catedral, Habana Vieja
Calle Obispo, Habana Vieja
Vue sur le capitole depuis une ruelle d'Habana Vieja
Centro Habana, moins touristique, moins bien restauré mais plus vivant !
Centro Habana
Centro Habana, bijou architectural au milieu d'édifices en ruines...
Vue vers le quartier du Vedado, depuis le Malecon, front de mer
Voitures américaines au premier plan, Castillo del Morro au second plan
Façade lépreuse du Malecon, front de mer qui a perdu toute sa splendeur d'antant
Le 9 janvier, nous sommes allés retrouver Pythéas qui nous attendait sagement à Cienfuegos.
Nous avons voulu profiter du bateau pour emmener nos amis dans les petites îles de l'archipel de Los Canarreos. Les conditions météo rencontrées pendant cette navigation ont été particulièrement difficiles, bien pires qu’annoncées (35-40 nœuds de vent, 3-4 m de vagues, toujours selon mon pifomètre), nous obligeant Jean-Luc et moi à rester toute la nuit sur le pont sans nous relayer, et clouant nos invités à fond de cale pendant 24h !
Heureusement sur place les cayos nous réservaient quelques bonnes surprises : des dauphins, des orgies de langoustes et surtout la rencontre magique d’un équipage de pêcheurs (Chino, Piña, Rafaël, Jorge, Léo, Dany) avec qui nous avons sympathisé et passé deux soirées mémorables à bord de leur bateau « Cayo Perla ».
"Cayo Perla", le bateau de nos amis pêcheurs
Dany et Jorge, une partie de l'équipage de Cayo Perla
Chino, El Capitan de Cayo Perla
S’il n’a pas été facile de leur dire au revoir, le plus dur aura été d’annoncer à Jean-Roc et Hélène que le trajet retour durerait deux fois plus longtemps que l’aller puisqu’il se ferait face au vent…
Nous avons des amis en Or et personne ne s’est plaint, mais tout le monde a été ravi et soulagé d’arriver enfin après 48 h de navigation à Trinidad, ville classée à l’UNESCO et point d’orgue du séjour d’Hélène.
Jean-Roc, APRÈS...
Vue sur les monts de l'Escambrey depuis Trinidad
Trinidad
Les adieux difficiles à Hélène
Quand il a été question de décider de la suite du planning pour la dernière semaine de Jean-Roc, l’option maritime a été très vite écartée…
Tous les deux nous sommes allés en bus visiter le centre de l’île. Santa Clara d’abord, ville universitaire très festive mais surtout connue pour abriter le mausolée du Che. Après que sa dépouille et celles de ses compagnons aient été découvertes en Bolivie en 1997, elles ont été ramenées à Santa Clara où le Che avait remporté une première victoire emblématique au début de la Révolution.
Puis Camagüey, classée au patrimoine de l'UNESCO en 2008, dont les rues en dédale était sensées égarer les pirates.
Alors que Jean-Roc poursuivait sa route vers le Nord pour rentrer à La Havane, je repartais vers le Sud rejoindre Jean-Luc à Cienfuegos.
De là, nous sommes retournés vers les Cayos de Los Canarreos, au terme d’une navigation mille fois plus agréable que celle que nous avions infligée à Hélène et Jean-Roc. Nous n’avons pas eu la chance de recroiser nos amis pêcheurs de Cayo Perla mais nous en avons trouvé d’autres qui nous ont aussi donné des dizaines de langoustes.
Récolte personnelle
A Cuba les fonds sous-marins regorgent de langoustes. Les pêcheurs qui les attrapent n’ont pas le droit de les revendre, ni même d’en ramener à leur famille, c’est la propriété de l’Etat. Du coup, ils n’hésitent pas à les troquer aux voiliers de passage contre un «regalito » (un petit cadeau) c’est-à-dire un peu de café, d’huile, de savon, de bières, de vêtements,… toutes sortes de denrées qu’ils ont du mal à se procurer autrement.
Nous avons fait une brève escale à l’île de la Juventud où nous pensions peut-être tester quelques sites de plongée réputés mais le bateau du club était HS au moment de notre passage, ce qui est assez représentatif de la plupart des équipements nautiques à Cuba.
Côte Ouest de l'Ile de la Juventud
Une fenêtre météo favorable pour remonter la côte Nord-Ouest de Cuba s’est présentée. Nous avons donc décidé de filer directement vers La Havane, car notre visa arrivait à son terme et il nous fallait garder encore un peu de marge pour saisir la bonne fenêtre météo suivante vers la Floride.
La première partie du trajet a permis à Jean Luc de compléter un tableau de pêche déjà impressionnant depuis le début de notre séjour à Cuba.
Le vieil homme et la mer, ou un superbe marlin de presque 25 kg
Daurade, Pagre Rose, Bonite, Barracuda
Ensuite, la navigation le long de la côte Nord de Cuba s’est révélée plus désagréable que ce que nous espérions car le vent de Sud-Est n’a pas soufflé assez fort pour compenser tantôt la houle tantôt le contre-courant qui nous freinaient, nous obligeant à appuyer souvent au moteur.
Nous avons profité de nos trois derniers jours passés à la marina Hemingway pour nous reposer, faire un dernier petit tour à La Havane...
... et préparer le bateau et notre arrivée aux Usa…
Si deux mois ne suffisent pas pour découvrir et profiter de tous les charmes de Cuba, nous étions néanmoins contents de passer à autre chose. A l’excitation des premiers pas sur cette île ont succédé des sentiments plus mitigés liés au fonctionnement général de ce pays et à la situation de dénuement extrême de ses habitants. Nous avons expérimenté le millionième des privations de liberté, de l’économie à deux vitesses, des restrictions, des contrôles, … que les Cubains vivent au quotidien de manière bien plus tragique, et pourtant cela nous a quand même laissé parfois un petit goût amer…
Le sentiment d’un immense gâchis domine quand on prend conscience des potentiels multiples (géographique, agricole, démographique, maritime, patrimonial, …) que Cuba n’a pas su/pu exploiter.
Car cette île magnifique regorge de richesses culturelles, de ressources naturelles, et mérite indéniablement qu’on s’intéresse à elle et qu’on vienne la visiter. Si par moment le fossé lié à la langue ou à notre position de touriste nous a donné l’impression de rester à l’écart de la population, d’autres fois nous avons ressenti un réel élan de sympathie et de chaleur de la part des Cubains.
Cette escale aura été une des plus marquantes de notre voyage, par son caractère unique et insolite, par la variété de ses visages, par sa richesse culturelle et humaine, et par toutes les questions qu’elle aura suscitées. Certaines resteront pour toujours en suspens (pourquoi cette fièvre du beisbol ? pourquoi les chiens portent-ils des t-shirts ? qui a autorisé cette mode du legging ? Le concert que Jean-Roc et moi avons attendu plus de 2h a-t-il commencé un jour ?...), d’autres trouveront sans doute des réponses dans de futures lectures et pourquoi pas au cours d'une nouvelle visite de l’île dans quelques années…
Merci pour votre mail sur Cuba,en effet la réalité cubaine semble bien loin de l'idée que la révolution aurait du apporter au habitants de l'ile....
De superbes images,un commentaire plutot journalistique mais plein de sensibilité.
Bon vent a vous,belle mer ,c'était un petit coucou du Golfe du Morbihan ou nous avons un hiver très pluvieux.Kenavo.Bises.
Un petit coucou d’Oslo !
Coucou les amis, merci beaucoup pour cet article, ou grâce a votre voyage nous apprenons beaucoup en terme d’histoire ... et toujours si bien écrit, c’est un vrai régal de vous lire ! Sans oublier toutes ces photos magnifiques et dont certaines nous font rires... Jean-Luc sur un vélo je suis fan 😀!
C’est toujours un très grand plaisir de vous lire ! De grosse bise à vous 2 ! Pascal, Jeane et Katia