Le 2 décembre au matin, je découvre par le hublot un véritable labyrinthe d’eau, d’îles et de montagnes enneigées. L’avion vibre sous les rafales, le ciel est chargé de nuages, des trouées de soleil illuminent ce paysage grandiose. Les moutons courent sur le canal de Beagle. J’atterris à Ushuaia pour réaliser un rêve de plus de 40 ans : naviguer dans les canaux patagoniens.
Jean-Luc et Mathilde sont arrivés la veille de Mar del Plata à bord de PYTHÉAS. Je suis bien accueilli, le carré est chaleureux, ma cabine est préparée. Les copains sont fatigués mais heureux d’être arrivés à temps, contrairement aux fromages que les douanes de Buenos Aires m’ont confisqués.
Nous nous connaissons assez peu finalement. Une saison de régate à la journée avec Jean-Luc et parfois Mathilde, des conseils techniques avant leur départ, une soirée à bord en Guadeloupe et quelques soirées en France où nous décidons de nous retrouver ici.
Les premiers jours sont consacrés au repos de l’équipage, à un petit check technique (moteur et gréement) et à l’approvisionnement en pièces de rechange et vivres frais. Les Argentins et voileux du bout du monde sont accueillants, nous trouvons presque tout ce dont nous avons besoin et partons le 8 décembre vers Puerto Williams distant de 30 milles pour faire l’entrée au Chili et obtenir notre autorisation de naviguer dans les canaux.
Hervé le photographe photographié
Nous y faisons le plein de gasoil et un dernier resto avant de larguer définitivement la civilisation le 12 décembre au matin. C’est la fin du printemps ici mais l’air est très frais et l’eau de mer à 6°C. Devant nous s’étend une nature totalement vierge et presque un mois de navigation sans possibilité de ravitaillement. Pour des raisons de sécurité, nous sommes obligés de nous arrêter la nuit au mouillage et de transmettre notre position deux fois par jour aux autorités chiliennes.
Notre première escale, Puerto Borracho, est une crique déserte et parfaitement protégée des vents d’Ouest dominants.
Caleta Puerto Borracho, Canal Beagle, Isla Hoste, Peninsula Dumas 54:56.79 S 068:40.87 W
C’est notre premier mouillage patagonien. Une fois l’ancre mouillée, il faut porter deux cordages à terre. Pour cela, j’enfile ma combinaison sèche et monte dans le kayak gonflable. La température de l’eau n’incite pas à la baignade !!!...
Hervé à l'action pour notre premier mouillage patagonien, Puerto Borracho
Nous y restons une journée pour laisser passer un coup de vent puis continuons notre route sous une belle lumière. Le canal est lisse et le froid vif.
Hervé contemplant les rives du Canal Beagle
Le canal Beagle lisse presque comme un lac... 54:58.231 S 068:52.838 W
La Caleta Olla nous accueille en milieu de journée et nous partons en randonnée vers deux glaciers et leurs lacs.
Pythéas mouillé dans la Caleta Olla, Brazo Noroeste Canal Beagle, Tierra del Fuego,
54:56.44 S 069:09.41 W
A 500m d’altitude la vue est magnifique mais de beaux arcs-en-ciel sous des grains de neige nous invitent au retour. Nous nous perdons un peu avant de retrouver le sentier. Cette virée a duré 5h et nous sommes contents de nous réchauffer au poêle de PYTHÉAS… Après une bonne nuit nous continuons notre avancée sur le canal de Beagle, alternant voile et moteur. Nous mouillons à la Caleta Beaulieu sur le Seno Pia (fjord) avec vue sur un beau glacier.
Bras Est du Seno Pia, Caleta Beaulieu, Brazo Noroeste Canal Beagle, Tierra del Fuego, 54:47.79 S 069:37.74 W
Les décors de cette navigation sont somptueux. Le lendemain nous avançons au moteur au milieu des blocs de glace dérivants, pour nous frayer un chemin vers d’autres langues de glaciers qui tombent directement dans la mer.
Bras Est du Seno Pia, Brazo Noroeste Canal Beagle, Tierra del Fuego
Nous devons faire demi-tour car le vent se lève et le passage se ferme. Navigation sportive, le relief nous joue des tours, les fortes rafales alternent avec des coups de mou et les grains avec des percées de soleil. Après ces manœuvres incessantes nous apprécions le calme du mouillage et y restons le lendemain pour cause de mauvais temps. C’est également le début de nos problèmes de charriots de GV qui perdent leurs billes. Nous tentons une réparation avec les moyens du bord car le premier shipchandler est à… 2 mois de navigation. Le voyage se poursuit ainsi jusqu’au 24 décembre en alternant quelques jours de pause pour une majorité de jours de navigation principalement à la voile.
Hervé devant le lac intérieur de la Caleta Brecknock, Seno Occasion, Tierra del Fuego, 54:32.69 S 071:54.64 W
Il nous arrive de nous la jouer régate en alternant les virements de bord dans les passages étroits.
Hélas, en arrivant sur le détroit de Magellan, les conditions météo se dégradent fortement et ce pendant 2 semaines. Les journées de navigation deviennent l’exception. Heureusement l’ambiance à bord est excellente et nous occupons notre temps en lecture, pâtisserie, jeux de société, apéros et travaux d’entretien. Nous avons trouvé une solution pour les charriots de GV, mais il nous manque ceux du bas peu utiles tant que nous naviguons arisé. Parfois nous descendons à terre pour faire de l’eau douce ou des lessives dans les cascades. Par contre pour les randonnées c’est plus compliqué car la végétation est difficilement pénétrable et le sol spongieux.
Caleta Uriarte, Canal de Magellan, Isla Desolacion, 53:03.84 S 073:48.03 W
Le 30 décembre nous subissons de violents williwaws (fortes rafales de toutes directions qui sévissent dans notre Caleta). Cela ne nous empêche pas, le lendemain, de fêter dignement le passage à la nouvelle année sur nos 90m de chaîne mouillés par 11m de fond !! Comme pour Noël, le repas est royal.
Finalement, le 8 janvier, nous arrivons à contourner l’île Tamar et gagner enfin de précieux miles vers le Nord. La caleta Teokita, si étroite d’accès que nous hésitons à y entrer, s’avère un véritable refuge.
Entrée du Puerto Profundo, Canal Smyth, Isla Manuel Rodriguez, 52:41.585 S 073:45.775 W
Nous y sommes parfaitement abrités pour fêter notre sortie de Magellan et l’anniversaire de Mathilde par un dîner festif. Au dessert et pour l’occasion, une galette frangipane préparée par Jean-Luc et décorée de bougies.
Nous rencontrons Cristobal (navigateur solitaire franco-chilien) qui nous suit depuis Puerto Williams. C’est le deuxième voilier que nous croisons depuis le début de notre périple.
Avec l’arrivée de vents plus favorables, nous progressons rapidement vers Puerto Eden que nous atteignons le 16 janvier dans l’après-midi.
Puerto Eden, Paso del Indio, Isla Wellington, 49:07.63 W 074:24.77 W
Dans ce village isolé de 150 habitants nous retrouvons quelques éléments de civilisation mais aucune route, voiture ou engin motorisé en dehors d’une quinzaine de bateaux de pêche. Des petites épiceries, ravitaillées par un ferry, nous permettent de faire un appoint de vivres frais, et la pension de José de prendre une douche chaude et de faire des lessives. Il y a assez de réseau téléphonique pour échanger quelques photos avec nos proches. Nous y rencontrons une équipe de tournage de documentaire et dégustons en leur compagnie des palourdes géantes.
Cela fait un mois et demi que je vis à bord de PYTHÉAS et nous ne sommes qu’à la moitié de notre route vers Puerto Montt. Mais le plus dur est fait !
Caleta Dixon, Canal Collingwood, 51:56.45 S 073:42.29 W
Vue sur les sommets enneigés en quittant la caleta Dixon, Canal Collingwood, 51:56.540 S 073:37.690 W
Les températures deviennent plus sympathiques, la météo plus clémente et nous profitons d’une bonne fenêtre pour atteindre rapidement le Golfe de Peñas.
Épave "Vapor Capitan Leonidas", Canal Messier, 48:44.772 S 074:25.747 W
Nous le traversons en 36h de navigation dans le grand océan Pacifique. La houle est longue, en nous éloignant un peu des côtes, nous distinguons mieux l’immense Cordillère des Andes en arrière-plan et rencontrons de nombreux dauphins et oiseaux marins. Hélas ! Pas de poissons à bord durant cette navigation côtière au portant. A l’approche de la deuxième nuit en mer, la pluie et la mauvaise visibilité nous incitent à rentrer à nouveau dans les canaux. Nous nous reposons dans une cala verdoyante, occupée par de nombreuses otaries.
Les jours suivants, nous découvrons nos premiers élevages de saumons. Le Chili en est le deuxième producteur mondial. Nous croisons donc davantage de bateaux de travail et d’habitations flottantes.
Salmonera à proximité de l'Isla Chaculay, 45:17.982 S 073:28.508 W
Et toujours, de grands espaces inhabités à la nature intacte. La végétation change petit à petit, les vents sont moins violents et moins fréquents, l’hiver moins rude… car nous gagnons en latitude.
Canal Abandonados, 45:48.107 S 074:21.394 W
Canal Wide, 49:41.630 S 074:19.920 W
Hervé portant les bouts à terre pour amarrer Pythéas dans la Caleta Punta Lynch, Canal Costa, 45:46.30 S 073:33.80 W
Jean-Luc et Hervé dans le Canal Costa
Après quelques détours peu inspirés, nous faisons un beau crochet vers un gigantesque glacier. Nous y prélevons un glaçon de quelques kilos qui agrémente nos cocktails pendant deux jours.
Sous voiles dans le Seno Eyre, aboutissant sur le glacier Pie XI qu'on devine entre les 2 voiles 49:21.636 S 074:04.249 W
Hervé escorté par les dauphins devant le glacier Pie XI
Glacier Pie XI
Le 25 janvier, nous atteignons Puerto Aguire. Gros bourg de plus de mille âmes où nous croisons les premières routes et voitures depuis Puerto Williams. L’activité des « saumoneries » y est plus importante et les liaisons avec le continent plus faciles. Il y a même un petit aérodrome.
Randonnée sur les hauteurs de Puerto Aguirre, Canal Ferronave, Isla Las Huichas, 45:09.87 S 073:31.25 W
Vue vers le Sud de Puerto Aguirre
Nous retrouvons Cristobal, nous nous promenons à terre et dégustons nos premières centollas (araignées de mer). Nous passons deux jours au ponton de cette marina accueillante avec wifi, douches et carburant. La fin des canaux est proche et, après quelques très beaux mouillages et de belles randonnées, nous reprenons la mer vers l’île de Chiloé.
C’est à partir de là que nous retrouvons petit à petit la civilisation… des paysages de bocages façonnés par l’Homme, de nombreux villages, du réseau téléphonique régulier. Nous prenons le bus pour découvrir un peu de cette grande île accueillante tournée vers le tourisme, principalement chilien. Températures douces, des vaches et moutons pâturent dans les prés, des mûres bordent les chemins, nous en faisons des confitures, des autochtones se baignent, des charpentiers de marine fabriquent de beaux bateaux en bois à l’image de l’architecture de l’île : maisons, ponts et églises en bois également. Nous dégustons des pisco sour, cocktail local. Les vacances en croisière !
Chantier naval sur l'île Mechuque, groupe des Chauques, 42:18.80 S 073:15.90 W
Église sur l'île Puluqui, Estero Chope, Golfe d'Ancud, Canal Calbuco, 41:49.067 S 073:04.496 W
Nous nous rapprochons de Puerto Montt, terme de notre virée patagonienne. Trois volcans se dessinent en arrière-plan dont un tout enneigé, très beau !
Vue sur Puerto Montt dominé par des volcans enneigés
Nous entrons dans un étroit chenal entre le continent et une île. Soudain la ville apparaît, ses navires de pêche, de commerce et de guerre ainsi que trois marinas…
Finis, la quiétude et l’isolement de cette belle navigation.
J’ai totalement décompressé et perdu la notion du temps.
J’ai du mal à croire que cela fait plus de deux mois que je suis à bord.
J’ai énormément apprécié cette aventure avec Jean-Luc et Mathilde, leur manière de vivre, les décisions prises en commun, l’attention constante à l’autre et leur autonomie, loin de tout.
J’ai aimé les petits rien de tous les jours, les rituels du petit déjeuner, les conserves, savons et produits vaisselle faits maison, les goûters gourmands, les jeux de société le soir ou les jours de gros temps, le pain frais et les yaourts tout au long du voyage, la qualité de l’avitaillement.
J’ai aimé leur bateau parfaitement équipé et entretenu, son carré chaleureux, sa bibliothèque fournie, les petits moments de bonheur avec presque rien : popcorn, chips maison…
J’ai apprécié d’être leur équipier dans ce décor somptueux à la météo parfois brutale.
Je ne regrette rien… non rien de rien.
Je quitte le bord avec un petit pincement au cœur mais gonflé à bloc.
Merci les amis de m’avoir accueilli et accompagné dans cette belle aventure !
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