Samedi 29 avril 2023, nos regards sont tournés vers l’horizon et ce vaste Océan Pacifique que nous nous apprêtons à traverser pour la première fois. 3000 miles nautiques (5556 km) nous séparent de la Polynésie française, environ 1 mois de navigation avec ou sans escale, la météo - comme toujours - en décidera.
« Aviso que estamos zarpàndo ahora para la Polynesia »…
Tels sont les derniers mots d’un charabia d’Espagnol très personnel que j’adresse par VHF à l’Armada de Robinson Crusoé pour les prévenir de notre départ vers les Gambier.
Comme d’habitude, mon interlocuteur est indulgent et fait mine de m’avoir comprise en nous souhaitant un bon voyage.
Juste avant de lever l’ancre j’apprends par internet la victoire de Kirsten Neuschäfer à la Golden Globe Race, cette course autour du monde en solitaire sans escale, sans assistance, et sans aucun équipement moderne, réplique de la « longue route » de Moitessier. Seule femme parmi les 30 concurrents sur la ligne de départ, son exploit devrait clouer le bec à plus d’un grincheux à l’instar de VdH qui déclarait récemment que l’absence de femmes dans le monde de la voile s’expliquait peut-être par le fait qu’elles n’aiment pas se faire mouiller. Longue est la route en effet vers l’évolution des mentalités…
Intérieurement, je me souhaite d’être capable de m’inspirer du courage de cette navigatrice si nous rencontrons des difficultés lors de notre transpacifique.
Une mer forte et un vent établi à plus de 25 noeuds, accompagnés d’un bon mal de mer, viennent d’ailleurs éprouver mes bonnes résolutions dès le départ.
Guidés par les conseils de notre ami routeur Jérôme, nous suivons d’abord un cap très Nord pour éviter de nous engluer dans un anticyclone.
Au bout de 2 jours, mon état nauséeux s’est dissipé et nous avançons confortablement au grand largue (vent arrière), par 10-15 noeuds de vent. Chaque nuit est émaillée par le passage de grains que nous négocions sans trop de difficultés grâce à notre allure portante et à la lune qui nous éclaire généreusement. Les journées sont consacrées à la bonne marche du bateau, à la lecture, au repos, à la cuisine, aux routages météos, aux mesures de sextant, et encore et toujours au régulateur d’allure dont nous avons beaucoup de mal à retrouver les réglages depuis sa dernière réparation, ce qui ne manque pas d’entamer mon moral lorsque la fatigue s’accumule.
Au fur et à mesure que nous gagnons des degrés de latitude nous récupérons également quelques degrés de chaleur. Les pétrels qui nous escortaient cèdent la place aux paille-en-queue, indice supplémentaire que nous nous rapprochons des tropiques.
Pétrel (oiseau des mers du Sud) nous escortant lors des premiers jours de la Transpacifique
Des poissons volants s’échouent régulièrement sur le pont, même si côté pêche le compteur reste au point mort en dépit d’une dorade trop petite que nous relâchons. Finalement au bout d’une dizaine de jours, Jean-Luc attrape ses premiers calamars puis une « dorade portion » dont nous nous régalons.
Pêche océanique : calamars et plastiques...
Nos efforts pour faire fonctionner le régulateur portent petit à petit leurs fruits alors que la météo nous prédit une bonne fenêtre pour nous arrêter quelques jours à Rapa Nui (île de Pâques).
Après avoir contourné efficacement un anticyclone la première semaine, nous devons maintenant éviter une grosse dépression qui passe dans notre Sud.
Elle laisse dans son sillage une houle cassante et des grains violents que nous subissons pendant 24h. 15 jours et demi après notre départ de Robinson, nous distinguons enfin les contours de Rapa Nui.
Rapa Nui se dévoile à nous par sa côte Est
Pour fêter ça, une nouvelle dorade vient mordre à l’hameçon mais au moment de la remonter à bord, Jean-Luc constate que le safran auxiliaire du régulateur d’allure a encore cédé… Une joie teintée d’amertume nous accompagne donc à l’approche de cette île mythique mais c’est finalement la satisfaction d’être arrivés jusque là qui l’emporte lorsque nous jetons l’ancre de nuit par 27 m de fond (position GPS indiquée par l’Armada à la VHF) devant Hanga Roa.
1951 mn parcourus pour 1610 en route directe
Lundi 15 mai 2023, nous débarquons à terre pour rencontrer les autorités. Les formalités sont vite expédiées même s’il faut refaire notre entrée au Chili que nous avions quitté administrativement à Robinson Crusoé au cas où nous aurions du renoncer à l’escale de Pâques.
Petit port de Hanga Roa Otai où l'on débarque en dinghy, non sans avoir compté les vagues certains jours... 27:08.817 S 109:25.846 W
Vue le long de la côte d'Hanga Roa, bâtiment de l'Armada à l'arrière-plan
Nous avons le droit de rester 30 jours sur l’île, nous n’en espérions pas tant, nous estimant heureux si nous pouvons y passer ne serait-ce que quelques jours. Car Rapa Nui a la réputation d’être une escale délicate en voilier, la météo pouvant changer très vite et rendre les mouillages dangereux si on se laisse surprendre par une renverse de vent.
Il y a quelques années encore, l’Armada imposait qu’un membre d’équipage reste en permanence à bord du bateau par sécurité. Heureusement le règlement s’est assoupli et cette exigence a disparu. Jean-Luc et moi pourrons donc fouler ensembles ce premier territoire polynésien pour découvrir ses innombrables richesses.
Triangle polynésien
Pythéas en arrière plan de l'Ahu Tahai
Vue vers Hanga Roa depuis l'Ahu Tahai
Tous les Moai étaient renversés lorsque les explorateurs européens ont découvert l'île (1722). Les Moai que l'on peut admirer dressés aujourd'hui ont tous fait l'objet d'une restauration.
Volcan Rano Raraku, qui servit de carrière à 95% des Moai de l'île
397 statues inachevées ou abandonnées en cours de transport occupent les versants du volcan
Vue sur Ahu Tongariki depuis la carrière Rano Raraku
Ahu Tongariki, restauré grâce aux subsides d'une société japonaise. C'est le plus important site Moai de l'île. Il réunit 15 statues géantes sur un ahu de 200 m de long.
Playa Akanea, seule cocoteraie de l'île surplombée par l'Ahu Nau Nau. Des septs statues, cinq sont intactes et quatre possèdent encore leur pukao (chapeau)
Volcan Rana Kau, 2,5 millions d'années, caldeira large de 1600 m et creuse de 200 m de profondeur
Patrice, navigateur breton installé à Rapa Nui depuis 35 ans nous a fait visiter le village d'Orongo où fut pratiqué le culte de l'homme oiseau entre le XVIIème et XIXème siècle (après le culte des Moai). 53 maisons basses de pierres de basalte y ont été retrouvées et restaurées. Patrice partagera avec nous non seulement sa connaissance encyclopédique de l'île mais également d'excellents fruits et légumes de son jardin pour la seconde partie de la traversée. Merci à lui !
Pétroglyphes représentant l'homme-oiseau, village d'Orongo
Motu Nui, Motu Iti, Motu Kao Kao, par une mer d'huile. Situés en contrebas de l'ancien village d'Orongo, c'est sur ces îlots que les représentants de chaque tribu partaient au mois d'août chercher à la nage le premier oeuf d'oiseau pour pemettre à leur chef de devenir le nouvel homme-oiseau / roi
Vue d'Hanga Roa depuis le Sud-Ouest
Grâce à une météo particulièrement clémente, nous ne repartons de Rapa Nui qu’au bout de 8 jours, conscients de la chance que nous avons eu de profiter de cette escale dans d’aussi bonnes conditions. La veille de notre départ, Jean-Luc plonge pour inspecter le mouillage par 27 m de fond et s’assurer qu’il remontera sans difficulté. Non seulement le mouillage n’est pas accroché dans des rochers mais l’ancre n’était même pas enfoncée dans le sable…
Lundi 22 mai 2023, après des formalités de sortie aussi simples et rapides qu’à l’arrivée, nous quittons Pâques en direction des Gambier. Nous comptons à nouveau sur la chance pour faire escale à Pitcairn même si nous savons que les probabilités sont minces. Pitcairn ne dispose que de rares mouillages de beau temps et les vents y sont encore plus instables qu’autour de Rapa Nui…
Les premiers jours, nous faisons route au bon plein vers le Nord-Ouest pour laisser passer une nouvelle dépression.
Le pilote automatique a pris le relais du régulateur d’allure pour nous suppléer à la barre, garantie d’une navigation confortable.
Une fois la dépression derrière nous, nous retrouvons une allure portante qui nous impose de temps en temps quelques changements d’amure ou des essais de génois tangonné.
Jean-Luc pêche une belle dorade dont je fais plusieurs bocaux mais loupe un énorme poisson qui arrache tout. Si nos leurres fabriqués à base de vieux tubes de dentifrice font fureur (merci « La Vie en Rose » pour l’idée !) il faudra peut-être songer à renforcer le reste de la ligne…
Jean-Luc qui rêve de visiter l’île des révoltés de la Bounty surveille tous les jours l’évolution de la météo pour trouver un moyen d’y débarquer.
Par miracle, une fenêtre météo se présente au moment le plus propice et nous décidons ni une ni deux de faire cap vers Pitcairn.
10 jours après avoir quitté Rapa Nui, le pilote automatique nous abandonne à son tour. La donne n’est plus du tout la même, il faut se relayer 24h/ 24 à la barre, de nuit comme de jour. Même si les conditions météos sont clémentes, nous nous fatiguons beaucoup plus vite et les deux derniers jours qui nous séparent de Pitcairn nous paraissent une éternité. Harassés, nous faisons de mauvais choix qui nous contraignent à tirer trois bords superflus et laborieux avant d’aborder les côtes de Pitcairn samedi 3 juin 2023 en fin d’après-midi.
1478 mn parcourus pour 1150 en route directe
Mais une nouvelle fois, la satisfaction d’avoir atteint notre objectif l’emporte et nous savourons notre chance de jeter l’ancre dans cette même baie où les mutins de la Bounty avaient trouvé refuge puis détruit leur navire en 1790.
Arrivée sur Pitcairn depuis l'Est
Incroyable ciel après le coucher du soleil quelques minutes après notre arrivée à Pitcairn
Après une nuit réparatrice, nous débarquons le lendemain matin emplis de curiosité et d’excitation sur cette colonie britannique où vit de manière quasi autarcique une petite communauté (environ 40 personnes) descendant des mutins.
Arrivée au débarcadère : "Welcome to Bounty Bay, PITCAIRN ISLAND, home of the descendants of the Bounty mutineers"
Les représentants des autorités descendent de la colline en quad pour nous accueillir et nous faire remplir les formulaires d’usage. On nous offre un collier de graines en guise de bienvenue et l’officier de l’immigration Brenda Christian, (6ème génération descendant de Fletcher Christian) hisse les couleurs de Pitcairn pour saluer notre arrivée.
Tout est à la fois protocolaire et très exotique à l’image de Brenda, en « uniforme » mais pieds nus.
Brenda nous conduit ensuite à l’arrière de son quad jusqu’au centre du village où sont regroupés le bureau des douanes (où nous nous acquittons d’une taxe de débarquement de 100 $ néo-zélandais par adulte), le « supermarché » (où nous n’osons rien acheter de peur de les priver de quelque chose qui pourrait leur manquer plus qu’à nous) et le bureau de poste (passage obligé pour acheter les fameux timbres de l’île et envoyer quelques cartes postales “collector”). Un peu plus loin se trouvent l’église évangéliste, un petit musée et le « public hall » où est exposée l’ancre de la Bounty.
Rue de Pitcairn, et la grotte de Fletcher Christian (anfractuosité triangulaire dans la falaise) au second plan
L'ancre de l'HMS Bounty, coulé en 1790
Depuis peu, on y trouve également un point wifi diffusant une connexion haut-débit fournie par une antenne Starlink à l’essai…
A l’instar de Brenda, tous les gens que nous rencontrons sont extrêmement ouverts et disposés à répondre à nos questions, tantôt avec un accent british tantôt avec un accent néo-zélandais.
Toujours guidés par la dynamique septuagénaire Brenda, nous grimpons jusqu’à la grotte de Fletcher Christian depuis laquelle il surveillait l’horizon alors que nous découvrons aujourd’hui la vingtaine de maisons dispersées sur l’île.
Vue depuis la grotte de Fletcher Christian
Puis nous déjeunons chez Maggie (7ème génération des descendants de Christian), unique infirmière de l’île dont les études en Nouvelle-Zélande ont été subventionnées par le gouvernement anglais à condition qu’elle revienne exercer à Pitcairn.
Nous retrouvons Brenda chez elle pour qu’elle nous emmène toujours à l’arrière de son quad visiter les quatre coins de son île.
Vue depuis la maison de Brenda
Nous nous faisons copieusement rincer par quelques jolis grains, les pistes en terre que nous empruntons sont abruptes et ravinées par des pluies que nous devinons fréquentes (c’est la seule ressource en eau de l’île) mais Brenda ne tremble pas au guidon de son quad, et c’est tant mieux car l’hôpital le plus proche est à Papeete (2200 km, une semaine de cargo…).
Miss T, dernière tortue des Galapagos présente sur l'île, nourrie par Brenda
Pythéas au mouillage dans la Bounty Bay
Brenda au volant de son quad devant West Harbour
Au terme de cette journée exceptionnelle, nous avons l’impression d’en savoir un peu plus sur cette île fascinante. Lorsque Brenda nous raccompagne au débarcadère, quelques hommes sont en train de vider des thons et tazards fraîchement pêchés qui seront partagés le lendemain au barbecue organisé pour fêter le couronnement du roi Charles. Nous chargeons une énorme caisse de fruits et légumes achetée une bouchée de pain à bord de notre kayak et nous frayons un chemin au milieu des requins gris attirés par les viscères des poissons pour rentrer à bord de Pythéas.
Nous quittons à regret cette communauté chaleureuse après avoir décliné l’invitation au barbecue du lendemain car la météo nous impose de repartir plus vite que prévu.
Effectivement, un vent de Sud-Est levant une houle mauvaise dans la baie nous réveille au milieu de la nuit et nous incite à lever l’ancre dès le petit jour, lundi 5 juin 2023.
Le vent est généreux et nous espérons l’exploiter au mieux afin d’écourter le plus possible le trajet jusqu’aux Gambier (300 mn) pour lequel nous sommes de nouveau obligés de barrer sans relâche.
Mercredi 7 juin 2023, nous laissons sur tribord l’atoll de Temoe dont ne dépasse sur l’horizon qu’une série de cocotiers, alors que nous apercevons au loin les reliefs montagneux de l’archipel des Gambier.
322 mn parcourus pour 290 en route directe
Arrivée aux Gambier par la passe du Sud-Est
Nous y pénétrons sans difficulté par la passe du Sud-Est, longeant l’île d’Akamaru puis atteignant l’île principale de Mangareva et le village de Rikitea devant lequel sont déjà ancrés une douzaine de voiliers.
Le mouillage est profond (17m) et les bateaux orientés dans tous les sens ce qui rend délicat le choix d’un bon emplacement mais nous finissons après plusieurs tentatives par en trouver un, heureux de pouvoir enfin souffler plusieurs jours sans avoir à nous préoccuper de l’évolution des météos. Le mouillage est plat, l’eau turquoise, et l’ambiance au village des plus paisible. Pas de doute, on ne doit pas être tombé bien loin du paradis…
Mouillage de Rikitéa, île de Mangareva, Archipel des Gambier
Très beau périple , merci pour tous ces témoignages RÉELS et vivants bises Emmanuel